Tous les extraits cités sont puisés dans l’ouvrage de référence du commandant Charles de Gaulle « Le fil de l’épée« publié en 1932. Si les analyses reposent essentiellement sur des faits et connaissances militaires, leur sagacité intellectuelle et leur rapport avec l’actualité de ces trois dernières années m’ont amenée à constater que décidément, rien n’a changé…
Extrait du chapitre « DE LA DOCTRINE »
« Les principes qui régissent l’emploi des moyens (…) n’ont de valeur, combien l’ont professé déjà ! – que par la façon dont ils sont adaptés aux circonstances. Cette constatation n’a, d’ailleurs, rien de spécifiquement militaire et domine tout ordre d’action, guerrière, politique, industrielle.
Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef. Du fait qu’il les connaît, qu’il les mesure, qu’il les exploite, il est vainqueur; du fait qu’il les ignore, qu’il les néglige, il est vaincu. C’est sur des contingences qu’il faut construire l’action. Tel général, disposant d’une armée excellente et l’ayant minutieusement rangée en bataille, est battu car il ne s’est pas assez renseigné sur l’ennemi. Tel politique, ayant la volonté, la durée, disposant des ressources d’un grand pays et d’un solide système d’alliances, échoue parce qu’il ne discerne pas le caractère de son temps. Tel industriel, puissamment outillé, se ruine pour avoir méconnu l’état du marché.
Il semble que l’esprit militaire français répugne à reconnaître à l’action de guerre le caractère essentiellement empirique qu’elle doit revêtir. Il s’efforce sans cesse de construire une doctrine qui lui permette, a priori, d’orienter l’action et d’en concevoir la forme, sans tenir compte des circonstances qui devraient en être la base. Il y trouve, il est vrai, une sorte de satisfaction, mais dangereuse, et d’autant plus qu’elle est d’un ordre supérieur. Croire que l’on est en possession d’un moyen d’éviter les périls et les surprises des circonstances et de les dominer, c’est procurer à l’esprit le repos auquel il tend sans cesse, l’illusion de pouvoir négliger les mystères de l’inconnu.
Sans doute, l’esprit français y est-il plus particulièrement porté par son goût de l’abstraction et du système, son culte de l’absolu et du catégorique qui lui assurent de clairs avantages dans l’ordre de la spéculation, mais l’exposent à l’erreur dans l’ordre de l’action. (…)
Ulysse regagnant, après une longue guerre, Ithaque sa patrie, se fit attacher au mât du navire pour éviter de céder aux séductions des Sirènes et de rouler dans l’abîme des mers. Puisse la pensée militaire française résister à l’attrait séculaire de l’a priori, de l’absolu et du dogmatisme! Puisse-t-elle, pour n’y point succomber, se fixer à l’ordre classique! Elle y puisera ce goût du concret, ce don de la mesure, ce sens des réalités qui éclairent l’audace, inspirent la manoeuvre et fécondent l’action.
Je m’arrête là mais toute la lecture de cet ouvrage offre une illustration brillante de la conscience pragmatique que Charles de Gaulle avait des systèmes et des hommes. Je le répète, malgré le passage du temps et les événements tragiques du XXe siècle, peu de choses ont changé. Je dirais même plus, ce travers de la négligence du concret et des contingences s’est développé, notamment par le biais de l’enseignement, formant des esprits de moins en moins capables de prendre en compte puis de développer une gestion pragmatique des réalités. Et plus particulièrement, lorsqu’ils occupent une place hiérarchiquement privilégiée, ces esprits ne peuvent se résoudre à remettre en question leur doctrine et leur théorie, même si les faits les contredisent.
Je souhaite que la lecture de ces extraits aide à comprendre ce qui nous leurre, ce qui nous oblige à des choix dangereux, ce qui compromet l’avenir de toute une société comme des nouvelles générations car le monde, plus complexe qu’en 1932, fonce avec encore plus de vigueur dans la théorie et dans l’illusion d’un bien-être confortable.
Simandres, le 21 juillet 2022