Dans l’article précédemment publié, Jacques Brel présente la nécessité impérieuse du faire non comme une évidence naturelle mais également comme un besoin lié à l’impossibilité de se sentir « installé ».
La pratique de la discipline art-thérapeutique offre souvent l’occasion au patient d’exprimer le vécu ou les ressentis de ces deux états: d’un côté la nécessité impérieuse-voire irrépressible d’une action synonyme sans cesse en mouvement (cf. hyperactivité); de l’autre, la sensation d’être arrêté, figé, « installé » comme bloqué dans une situation où tout mouvement est impossible. L’une et l’autre de ces attitudes étant les pôles inverses d’une même problématique: celle d’un vide soit qu’il faut absolument combler car on ne peut le vivre et subir les effets de sa contrainte, soit qui s’impose par son intensité et que l’on est malheureusement contraint à vivre.
A ce niveau, l’action comme simple mouvement de vie n’est plus. Elle n’est le plus souvent qu’une réaction c’est à dire une action faite par rapport à une situation intolérable, elle est ainsi chargée d’un affect particulier qui perturbe autant son application que ses effets. A l’inverse, lorsque l’action n’arrive pas à être mise en oeuvre, la pensée analytique prend le relai multipliant les interprétations ou élucubrations, vaines tentatives de répondre au malaise existentiel posé par la sensation du vide. Pour vivre, on ne sait donc plus faire, on ne fait que penser.
Les philosophies asiatiques qui considèrent, à l’inverse de nos conceptions matérialistes, que vide et plein n’existent pas en soi puisqu’ils sont intimement et fondamentalement liés, permettent le dépassement de cette problématique et ouvrent la voie au cheminement d’une action au présent c’est à dire qui se réalise pour elle-même, sans enjeu. C’est le fameux « être au présent »; comme un très jeune enfant qui ne se pose jamais de question car il est juste totalement investi dans ses actions sans analyse ni jugement particulier. Comme le disait une participante à un atelier d’art-thérapie: « Ah comme c’est agréable de faire les choses juste pour elles-mêmes, pour rien , rien que pour le plaisir de les faire; ça faisait longtemps que je n’avais pas vécu cela… »
Picasso qui certainement recherchait cette évidence première plus sur le fond que dans la forme « Je veux peindre comme un enfant » le plus souvent la trouvait – » Je ne cherche pas, je trouve »- dans une production incessante et effrénée, révélatrice des tensions qui l’animaient.
Mais comment trouver cet espace-temps où l’action se déroule de façon plus tranquille?
Car l’enfance ne dure qu’un temps et avec l’âge, la conscience de soi ne fait qu’augmenter la distance réflexive par rapport aux actes et à leurs effets. A l’heure contemporaine, relayé par une éducation centrée sur le jugement de valeur et la réflexion analytique, favorisé par une société basée sur la compétition, écartelé entre besoin de plaisir immédiat et sentiment de contrainte, agir devient ainsi de plus en plus difficile à réaliser. Surtout lorsque le corps, support de mémoires fondamentales, est nié, considéré comme une simple mécanique, déconnecté d’une pensée survalorisée.
En France notamment, de nombreux faits culturels valorisent cette réalité: l’acte est positif soit quand il est issu d’une action d’expression spontanée voire d’un défoulement, soit quand il repose sur une réflexion, une pensée tellement poussée qu’elle en devient hermétique sauf pour ceux qui en ont le même besoin. Or, un être adulte est justement en capacité de « faire » en conscience c’est à dire en étant à la fois en relation directe avec ce qu’il éprouve ou ressent et avec ce qu’il pense. Domaine privilégié et nuancé d’un corps, le champ fondamental des ressentis est connecté à la pensée, dans une conscience réfléchie. Mais nul besoin de penser pendant le « faire »si le lien qui donne sens, formalisé dans une pensée est présent. C’est précisément ce que les adultes doivent transmettre à la jeunesse -et plus particulièrement aux adolescents- pour qu’elle puisse apprendre à agir dans la confiance et le respect.
Dès lors, cessons de trop penser en dehors de la dimension du sensible et du corps! Valorisons ce qui est éprouvé, élaborons une pensée qui intègre cette dimension fondamentale du corps, célébrons la simplicité d’agir en conscience; dans le juste respect de nous-mêmes et du monde auquel nous appartenons. Ainsi nous sortirons des violences, paradoxes et tensions que notre monde produit. Comme ce peintre, nous éprouverons plus de joie, trouverons mieux la paix et vivrons plus facilement le mouvement et la beauté de la vie.
Un moment de grâce et de joie
Devant la toile blanche qui lui renvoie son vide et sans volonté particulière, le peintre s’anime. Avec confiance, il agit dans l’évidence de ce qu’il éprouve des vibrations colorées, de la présence des matériaux, du ressenti du support, des effets visuels qu’il produit.
Dans l’énergie du mouvement qui anime le corps et déploie les gestes, le rythme de la musique intérieure s’exprime et prend forme ne cherchant pas à remplir, à correspondre, à vouloir car nulle peur ne l’arrête réduisant à leur juste place les pensées négatives qui portent le doute et bloquent l’acte créateur. Au coeur des sensations du présent, le temps et l’espace n’existent plus.
Aujourd’hui, le peintre était source, eau et pierre; l’atmosphère était en dominante de bleu. Demain, il sera autre chose. Dans le souvenir de la simplicité évidente du faire où nulle question n’a embarrassé la joie de vivre cet instant de grâce, il pourra alors penser et partir à la découverte d’un autre chemin.
Simandres, le 7 mars 2016