Un texte d’actualité

A l’heure où certains agissent encore au nom d’un dieu exterminateur; voici un texte tiré du roman de Romain Gary « La promesses de l’aube »  (1960)

« Il y a d’abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions; en 1940, il était le chouchou doctrinaire des Allemands; aujourd’hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l’épaule de nos savants; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer notre propre destruction.

Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l’oeil et son rictus hilare; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître; il y a si longtemps qu’il préside à notre destin, qu’il est devenu riche et honoré; chaque fois qu’il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement; cela l’amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n’existent pas, qu’elles ne sont qu’un moyen de nous réduire à la servitude et, en ce moment même, dans l’air opalin de Big Sur, par-dessus l’aboiement des phoques, les cris des cormorans, l’écho de son rire triomphant roule vers moi de très loin, et même la voix de mon frère l’Océan ne parvient pas à le dominer.

Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris et de la haine – penché hors de sa loge de concierge, à l’entrée du monde habité, en train de crier « Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre » – c’est une merveilleux organisateur de mouvements de masse, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, malgré son poil galeux, sa tête d’hyène et ses petites pattes tordues, c’est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous dispute la possession avec le plus de ruse et d’habileté.

Il y a d’autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier; leurs cohortes sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous; ma mère les connaissait bien; dans ma chambre d’enfant, elle venait m’en parler souvent, en pressant ma tête contre sa poitrine et en baissant la voix; peu à peu, ces satrapes qui chevauchent le monde devinrent pour moi plus réels et plus visibles que les objets les plus familiers et leurs ombres gigantesques sont demeurées penchées sur moi jusqu’à ce jour; lorsque je lève la tête, je crois apercevoir leurs cuirasses étincelantes et leurs lances semblent se braquer sur moi avec chaque rayon du soleil.

Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis et c’est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit; ma mère avait été un de leurs jouets favoris; dès mon plus jeune âge, je m’étais promis de la dérober à cette servitude; j’ai grandi dans l’attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le voile qui obscurcissait l’univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié; j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour. »

 

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